Ces dernières années, le livre a connu deux révolutions majeures et simultanées : l’impression à la demande et le numérique. Dans une moindre mesure (mais tout aussi fondamentale), on peut également mentionner l’impression en court tirage qui a permis de s’affranchir des impératifs de volume liés au traditionnel offset. Tout-à-coup, la publication d’écrits s’est trouvée à la portée de tous, ou presque, et en libérant la capacité de production, ces technologies ont formidablement boosté le phénomène jusqu’alors marginal de l’autoédition. Plus rapide, moins chère et sur des volumes beaucoup plus faibles que par le passé, l’impression cessait alors d’être le point bloquant de la publication pour un grand nombre de particuliers, d’associations et même de petits éditeurs (dont je faisais partie encore récemment).
De leur côté, engluées dans leurs certitudes pachydermiques, les principales maisons d’édition « classiques » ont continué à mépriser superbement ces « amateurs » qui tentaient de faire connaître leur prose en trimbalant leurs cartons de bouquins dans le coffre de leur voiture, allant de librairie en librairie pour essayer de placer un ou deux exemplaires à chaque fois. Et tout en souriant avec condescendance devant cette insignifiante agitation, les gros éditeurs ont simplement ignoré l’évolution qui frappait à leurs portes, comme ils l’avaient déjà fait tant de fois depuis 150 ans, et se sont contentés de poursuivre l’extension de leurs empires à grands coups de rachats ou de regroupements. Aujourd’hui, sur les quelques 8000 maisons d’édition qui composent le paysage éditorial français, seules 5 d’entre elles représentent 80% du marché.
Sauf que…
Une étrange machine à créer du déficit…
Sauf que le secteur de l’édition est devenu malade de ses excès, il souffre de cette hégémonie qui, en plus de formater et d’uniformiser le savoir disponible, a tendance à scléroser son propre développement. Le système est devenu une énorme machine à créer du déficit, un étrange mécanisme de plus en plus coûteux qui est désormais contraint de vivre à crédit pour subsister.
Pensez qu’en dehors de la rémunération des auteurs et des imprimeurs (parfaitement légitimes), l’éditeur doit également financer l’activité de diffuseurs, de distributeurs, de détaillants et parfois même de réseaux intermédiaires qui coûtent tous de plus en plus cher tandis que les recettes diminuent d’année en année. Songez également qu’il sort chaque année près de 75 000 nouveaux titres alors que le lectorat traditionnel (sous-entendez les lecteurs de livres) ne cesse de fondre comme neige au soleil, rendant la sortie de chaque ouvrage plus aléatoire que la précédente.
Alors on multiplie les tirages à plusieurs dizaines voire centaines de milliers d’exemplaires, comptant sur l’effet du nombre pour masquer cette fuite en avant. On continue à communiquer sur ces tirages justement (et non sur les chiffres de vente, tellement plus confidentiels et tellement moins flatteurs) pour convaincre tout le monde, à commencer par les éditeurs eux-mêmes, que le secteur se porte bien. Et peu importe si 100 millions de livres sont détruits chaque année pour cause de mévente. Peu importe également si seuls 10% des titres mis en vente parviennent à être bénéficiaires. Peu importe enfin si on doit détourner la loi sur le prix unique du livre pour faire financer tout ce gaspillage par les seuls libraires prisonniers du sacro-saint contrat d’office, fragilisant chaque jour davantage une profession qui sert de base à toute cette pyramide instable. Inévitablement, c’est cette base qui cédera en premier (ça a déjà commencé) et alors tout le château de cartes s’effondrera. « La question n’est pas de savoir si on va droit dans le mur », m’a dit un jour le responsable d’une grosse maison d’édition, « mais plutôt quand on va l’atteindre. »
Une nouvelle ère pour le livre
Tout cela ressemble à la chronique d’une mort annoncée, à la funeste prédiction d’une extinction de masse qui n’est pas sans rappeler celle des dinosaures à la fin du Crétacé. Mais justement, à l’instar des petits mammifères qui se mirent alors à proliférer dans ce monde tout neuf débarrassé de ces prédateurs d’un autre âge, les éditeurs alternatifs mais aussi et surtout les auteurs autoédités devraient alors prospérer, se multiplier, ré-ouvrir le chemin de la diversité culturelle pour mieux redonner au public le goût du livre, sous toutes ses formes.
Finis les réseaux compliqués qui freinent les échanges entre auteurs et lecteurs (en plus de grossir considérablement les coûts de revient) : celui qui écrit pourra enfin traiter directement avec celui qui le lit, et vice-versa. La production elle-même deviendra rationnelle : en publiant uniquement ce qui a besoin de l’être, l’impression en court tirage permet déjà d’ajuster l’offre à la demande ; mais en devenant la norme, elle rejettera dans les limbes de l’histoire l’odieux sacrilège du pilon, cette aberration tant économique qu’écologique qui n’a plus sa place dans une société soucieuse de son environnement.
Bref, les jours de l’édition classique sont comptés, mais pas ceux du livre. Au contraire, l’autoédition pourrait lui offrir cette renaissance dont je parle. Car c’est bien là l’essentiel, au-delà même de sa forme ou de sa nature, le livre demeure intemporel et il survivra à tous les cataclysmes, tant qu’il y aura un homme ou une femme pour écrire et un(e) autre pour lire.
Comments are closed.